Le Précis –  Ernest, ballade pour un squelette sans nom

Il y a un siècle, un village de Dordogne trouvait un squelette sous son château. Naissait alors une légende qui a contribué à forger son identité, mais qui est mise à mal depuis quelques années..

Texte Jean Berthelot de La Glétais

Publie le 01/01/2024

C’est un coin de France qui ressemble à un dessin d’enfant, une carte postale envoyée par un touriste américain. Les pâturages y sont d’un vert presque artificiel, les collines tranquillement arrondies. Cette mélancolie douce, cette jolie nostalgie d’un pays apaisé qui n’a sans doute jamais existé que dans les contes, Saint-Pierre de Frugie pourrait s’en contenter. Mais ce petit village de Dordogne, à une quarantaine de kilomètres au sud de Limoges, cache bien des secrets derrière ses maisons proprettes, son église aux pierres apparentes et ses jolies barrières rouges qui devancent des massifs de fleurs aux couleurs tranquilles. Le premier de ces secrets tient à son renouveau, lui qui a regagné quarante habitants sur les huit dernières années, pour compter 419 âmes en 2018. En butte, comme ailleurs, à l’exode rural, la municipalité a misé sur l’écologie, le zéro pesticide, installé un magasin bio et un jardin partagé. Séduisant donc des néo-ruraux, et rouvrant au passage son école, désormais labellisée Montessori. 

Mais cette légende verte cache une légende noire: Saint-Pierre de Frugie est aussi le berceau d’un bien curieux fantôme, qui la hante depuis plus d’un siècle et la divise en deux camps bien distincts. 

Tout commence le jeudi 11 décembre 1913 au matin. « Des maçons sont appelés pour creuser une cave dans une petite maison située à une cinquantaine de mètres du “château” », raconte Alain Vignol. À 85 ans, accent du coin et bienveillance gourmande, il fait office de  « griot » du village, celui qui transmet la mémoire, comme le faisait son père, Adrien, avant lui. Quand il évoque le « château », comme le font les gens du cru, il faut plutôt imaginer une maison bourgeoise. Car du château du XIIe siècle, il ne reste qu’une tour, près de laquelle on a construit, au XVIIe siècle, une vaste et élégante chartreuse. « Là, les maçons tombent sur un squelette enterré à 25 centimètres seulement de la surface », poursuit Alain Vignol. La nouvelle se répand aussitôt, et en moins de temps qu’il n’en fallait à Brassens pour le chanter, le maire, le bedeau, le bougnat, les gendarmes et même les enfants du village entourent les terrassiers. Parmi les curieux, il y a Jean Beaubatie : il est l’ancien régisseur du « château », et en apprenant la sinistre nouvelle, il est formel : « Qué notrei mossur ! ». 

Un fratricide à la loupe

« Qué notrei mossur ! Qué notrei mossur ! » en trois mots de patois, l’homme vient de lancer la légende. « C’est notre monsieur ! ». Personne n’a besoin d’en demander plus. Pour tous, au village, il est clair que l’on vient de déterrer Ernest Pagnon de Fontaubert, et de mettre un terme à un mystère qui dure depuis plusieurs décennies. Car tout le monde ici connait Ernest, au moins de nom. Sa famille est arrivée au début de XIXe siècle dans le village, occupant le « château » jusqu’à l’orée du siècle suivant. Ernest, lui, n’a pas trouvé en Dordogne de quoi étancher sa soif d’aventures. Fin 1850, le voilà qui quitte la France avec sa sœur Ernestine. Direction le Far West : la Californie, précisément, où la ruée vers l’or bat son plein depuis deux ans. La suite ? On n’entend plus parler d’eux, jusqu’à ce qu’Ernestine retourne au village, une nuit de 1865. Seule. « Quand elle est revenue, elle a dit aux gens du village que son frère était resté à Bordeaux, mais qu’il la rejoindrait quelques jours plus tard. Sauf qu’il n’est jamais reparu. Forcément. Arthur ne l’aurait pas supporté », poursuit Alain Vignol. 

Arthur ? L’autre garçon de la fratrie, laquelle compte aussi Hortance et Victorine. C’est lui qui, en l’absence de son frère aîné  a administré le domaine. Il n’aurait pas vu d’un très bon œil le retour du fils prodigue. Il a fait construire la dépendance dans laquelle sera retrouvé le squelette et il y vivait. C’est lui le bossu, le caractériel. Lui, le violent, que redoutent les gens du village. En un mot ? En 1913, quand on retrouve le squelette que l’on pense être celui d’Ernest, c’est lui le coupable tout désigné. L’assassin. « Il a tué son frère. Et pour couvrir l’odeur pestilentielle, il a sacrifié deux de ses bœufs, qu’il a égorgés puis laissé pourrir dans sa cour », précise même Alain Vignol, le conteur. « Ensuite, il a enfermé sa sœur dans la tour, jusqu’à ce qu’elle devienne folle et meure de froid un soir d’hiver, une grosse année après son retour », le 16 janvier 1867. Voilà pour la thèse « historique ». Elle ne peut déboucher que sur un procès mémoriel. Et pour cause : quand elle éclot, en 1913 donc, Arthur ne peut plus se défendre devant quelque justice que ce soit ; il est mort en 1879, emporté par la rivière toute proche.

Voilà pour la doxa locale, que l’on se transmet de bouche à oreille jusqu’en 1933. Cette année-là, c’est par écrit qu’elle est « accréditée » ; un journaliste du Courrier du Centre, Antoine Valérie, s’empare de l’affaire et laisse même voguer son lyrisme au détriment de sa rigueur. Si Ernest et Ernestine se sont enfuis, selon lui, c’est parce qu’ils entretenaient une relation incestueuse. Pire, ils auraient même eu cinq enfants qu’ils auraient enterrés dans le parc du « château ». Leur frère Arthur l’aurait su, et les aurait bannis, puis tués, pour cette impardonnable faute. Antoine Valérie en rajoute, sans preuve évidemment, et si tous les gens du village ne sont pas dupes, certains se laissent charmer par l’inventivité du plumitif. 

Un squelette en sa tour

Quoi qu’il en soit, Saint-Pierre de Frugie s’accommode au fil des ans de « son » squelette. Lequel devient même une petite célébrité, valant au village de fréquentes visites d’amateurs d’ésotérisme et de crimes irrésolus. D’autant qu’il est parfaitement visible : de façon incroyable, il trône dans une sorte de cercueil vitré, au cœur de la tour du château ! Persuadées qu’il s’agissait d’Ernest, les autorités auraient pu l’enterrer au côté des siens. Mais nul ne sait où sont enterrés les autres membres de la famille Pagnon de Fontaubert. Une curiosité de plus dans une affaire qui n’en manque pas…

La tour appartient depuis une trentaine d’années au maire de Saint-Pierre de Frugie, Gilbert Chabaud, qui ne rechigne jamais à l’ouvrir aux visiteurs de passage. Un documentaire sur l’affaire, réalisé à la fin des années 1980, est même projeté à la demande. En 2011, parmi ceux qui découvrent le reportage, figure un dénommé Bernard Aumasson, venu des Yvelines rendre visite à un proche qui habite non loin. Féru d’histoire et de généalogie, il trouve l’histoire très belle. Un peu trop, à dire vrai : pour lui, quelque chose cloche, et il se lance à corps perdu dans la quête de la vérité. Et peu à peu, il pointe les approximations, dénonce les invraisemblances, ridiculise la version d’Antoine Valérie ; en un mot, il déconstruit la légende. 

C’est ainsi qu’en 2013, il croit apporter la preuve du décès d’Ernest ; loin, très loin de la Dordogne. « Il est mort assassiné le 26 février 1862 près de Cave City, comté de Calaveras, état de Californie. Une enquête de la justice du comté, deux articles parus dans la presse locale, un acte de notoriété signé par ses amis californiens et un acte de décès certifié par le consulat de France à San Francisco en constituent des preuves incontestables », assure Bernard Aumasson. Tempête dans le landerneau : c’est la mémoire même du village qu’on attaque ! « Je ne crois pas une seconde à cette version », tranche d’ailleurs Alain Vignol selon lequel « au Far West, il était très facile de simuler une disparition, pour échapper à des dettes par exemple ». Malgré tout, des habitants s’interrogent, et la remise en cause de la légende commence à faire grand bruit ; certains partisans de la version traditionnelle n’hésitent pas, un jour, à s’en prendre verbalement au proche de Bernard Aumasson qui habite les alentours, l’incitant à cesser de raconter des « conneries ». 

La gendarmerie s’en mêle

L’affaire connait alors un tournant inattendu, voire surréaliste : pour apaiser les tensions, la… gendarmerie décide d’intervenir. Et d’employer les grands moyens : en février 2016, son Institut de recherche criminelle, à Cergy-Pontoise, s’empare du squelette pour un examen approfondi. D’aucuns s’imaginent alors que les « experts » trancheront de manière définitive, que la science mangera tout cru l’imaginaire. Mais ils se trompent. Car, deux mois plus tard, les spécialistes franciliens sont bien obligés d’avouer leur impuissance en rendant un diagnostic lunaire : le squelette peut tout aussi bien dater du XIXe siècle que de… la guerre de Cent Ans, terminée en 1453 et dont certains épisodes se sont déroulés près de Saint-Pierre de Frugie ! 

« Il manquait beaucoup d’ossements essentiels, toutes les dents, et le squelette avait séjourné dans une terre qui a modifié la composition chimique des os, faussant les analyses. Les résultats que nous avons obtenus pour examiner le squelette étaient tout à fait farfelus » s’excuse presque le colonel de gendarmerie Patrick Chabrol, qui s’est chargé du transport des os à l’Institut. « Dans ces conditions, il était  impossible de se faire un avis », reconnaît Jean-Claude Verger-Pratoucy, anthropologue de renom qui a aussi examiné le squelette en 2016. « Cependant il semble que la mâchoire porte la trace d’un abcès qui aurait été soigné. Ce type de soins, on n’a su le prodiguer que dans la deuxième partie du XIXe siècle », tente le spécialiste. 

La conviction d’abord

Toujours est-il que la science est incapable de résoudre le mystère. Seule demeure la conviction des villageois, dont Alain Vignol est le porte-parole. « Ce squelette, c’est Ernest ! Bernard Aumasson a fait un travail remarquable, mais pour moi, pour les gens du village, ce squelette est Ernest. L’histoire de sa disparition en Amérique, c’est du pipeau… Pour nous, c’est évident : Ernest a organisé sa disparition pour se faire passer pour mort, a fait signer un certificat par quatre ou cinq copains et il est rentré en France », avant de se faire occire, pour de bon cette fois, par son frère. La thèse peut-elle s’entendre ? Cette fois, c’est une spécialiste de la présence des Français au Far West qui en doute, volant au secours de Bernard Aumasson, le généalogiste. « On s’imagine parfois que la Ruée vers l’Or était une époque sans institutions, où il pouvait se passer n’importe quoi sans que personne ne soit inquiété. Ce n’est pas le cas. La justice et la police existaient, les assassinats n’étaient pas aussi fréquents qu’on l’imagine, surtout pas ceux de personnalités reconnues et respectées comme Ernestine et Ernest Pagnon de Fontaubert », assure Annick Foucrier, professeure d’histoire à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre de recherches d’histoire nord-américaine. « Les recherches sur les Français partis pendant la ruée vers l’or confirment la mort d’Ernest en Californie et le retour d’Ernestine (lire encadré) », ajoute-t-elle. Ernestine a mis près de trois ans avant de rentrer en France, notamment parce qu’elle tenait à se faire rembourser les nombreuses créances que lui devaient les uns et les autres

Ces certitudes mettent à mal celles d’une partie des habitants de Saint-Pierre de Frugie. Pour autant, leur mémoire et la façon dont elle est transmise constituent aussi, en elles-mêmes, des éléments précieux. « Il est important d’utiliser toutes les sources disponibles, les archives institutionnelles comme les tentatives d’explication de l’époque conservées par la mémoire des villageois, recueillies par Alain Vignol. Les unes et les autres sont révélatrices et essentielles pour comprendre notre passé », prévient Annick Foucrier. 

Cette construction à partir de légendes dont on a pourtant largement démontré qu’elles sont fausses sont loin d’être propres à ce petit village de Dordogne. La France s’est elle-même bâtie sur les mythes de Charlemagne inventeur de l’école, de Jeanne d’Arc « simple » bergère ou de Marie-Antoinette enjoignant son peuple à préférer la brioche quand le pain manque, entre bien d’autres exemples. 

Mais à Saint-Pierre de Frugie, cest cette transmission qui a façonné l’identité du village et, sans empêcher la quête de la vérité, elle est aussi désormais un pan de l’histoire locale. Pour autant, le mystère demeure : si ce squelette n’est pas celui d’Ernest, alors qui est-il ? Quand la nuit tombe sur des pâturages trop verts et un village trop tranquille, la question continue de hanter gentiment les esprits… 

UNE MORT À LA TRACE

Les travaux universitaires menés sur le sujet de la mort d’Ernest ont permis d’être extrêmement précis : Ernestine et lui ont embarqué au Havre, sur le paquebot Jonas, le 18 janvier 1851, et sont arrivés en Californie le 5 juillet de la même année. Là-bas, ils se sont établis à Cave City, où ils se sont enrichis en devenant commerçants, vendant des objets utiles aux chercheurs d’or. Ernest est mort le 26 février 1862, porteur de 2,6 kilos d’or. Ernestine aurait dépensé 19,30 dollars pour payer les obsèques de son frère, dont un dénommé Lopez s’est chargé de creuser la tombe contre 14,75 dollars. On sait également qu’Ernestine a payé 16 dollars à un détective, un certain Anderson, dès le mois suivant la mort d’Ernest, pour qu’il enquête en marge des investigations officielles. Sans succès.