Un Etat ne se gère pas comme un foyer

Les dettes, au cœur des préoccupations des Etats tout autant que de celles des individus, sont souvent vues négativement, intrinsèquement craintes. La peur de la dette est pourtant une construction culturelle, sociale et politique.

Bien que la dette publique ait atteint 114% du PIB, Eric Berr répondait « Pas de panique ! » dans sa chronique « Pour financer l’économie, faut-il dépenser comme la cigale ou économiser comme la fourmi ? » diffusée sur La Clé des Ondes et dans l’épisode de Podcastine « La dette ? Même pas peur ! », daté du 15 décembre. Analyse de la crainte de la dette avec Isabelle Guérin, socio-économiste à l’Institut de Recherche pour le Développement et Benjamin Lemoine, sociologue au CNRS et auteur de « L’Ordre de la dette ».

Quelles sont les origines de la crainte de la dette ?

Isabelle Guérin : La peur de la dette est construite et n’a rien d’universel. En Inde, dans la morale religieuse hindouiste, le fait de naître engendre une dette. Néanmoins, elle n’est pas perçue comme un problème, mais plutôt comme le signe d’une interdépendance et d’une confiance réciproque dès qu’il s’agit de dette monétaire. Toutefois, ces interdépendances sont forgées autour de relations inégalitaires. La conception de la dette reflète la vision d’une vie en société. L’idéal de liberté moderne, au sens des Lumières, rejette ces relations d’interdépendance. Pourtant, nous sommes toutes et tous interdépendants les uns des autres. En France, nous sommes héritiers de traditions judéo-chrétiennes. Selon cette conception, la dette, qu’elle soit publique ou privée, est liée au péché originel. Nietzsche en parle comme d’un dressage des êtres humains, sans cesse empreints d’une culpabilité face à une dette qu’ils ne peuvent jamais payer. A cela s’ajoute la pensée libérale moderne des Lumières : pour être libre, il faut l’être de toute forme de dette.

La peur de la dette publique est avant tout la peur d’une catégorie sociale particulière, celle du prêteur/créancier

Benjamin Lemoine : Il y a eu des phases de l’histoire où cette la peur de la dette publique était quasiment absente, par exemple après la seconde guerre mondiale en France et dans le reste du monde. Parce que la finance était tenue par le politique et que de véritables politiques du crédit permettaient à l’économie et à l’État de trouver des fonds sans besoin d’affronter l’opinion des rentiers ou prêteurs. En effet, la peur de la dette publique est avant tout la peur d’une catégorie sociale particulière, celle du prêteur/créancier, qui est projetée ensuite sur l’ensemble du corps social et politique. L’installation de la peur de la dette n’est autre que la victoire du rentier qui a réussi à anesthésier le politique en colonisant le débat public de ses propres préoccupations de prêteur privé à l’État. La société toute entière devrait dès lors se soucier principalement de la protection de la valeur de son prêt (du pouvoir d’achat qu’il représente) contre son érosion par l’inflation. La construction européenne, et les critères de Maastricht, les chiffres de la « peur » du surendettement (60% de dette rapportés au PIB) ont contribué à installer au cœur du débat public la sanctuarisation de ces actifs (les titres de dette possédés par les créanciers). Il nesuffit donc pas de dénoncer la rhétorique de la « peur » et du « chantage austéritaire à la dette » comme étant irrationnelle ou idéologique, mais il faut transformer les structures sociales de financement de l’état qui placent les préoccupations de l’épargnant privé au centre des obsessions d’une société politique.

Qu’en est-il de cette peur de la dette au sein de notre imaginaire collectif ?

Benjamin Lemoine : Elle se joue à plusieurs niveaux. Par exemple, les imaginaires des technocraties sont actuellement structurées autour de valeurs fondamentales comme celle de la lutte contre l’inflation et de la protection de l’épargne, qui est conçue comme un l’accumulation méritée d’un patrimoine qui serait le fruit d’un patient labeur. Cette conception nie les inégalités liées à l’héritage, ou à la transmission de ces fortunes privées en dehors de toute forme de travail. Ces imaginaires technocratiques ont investi le champ politique. Les partis de gauche ont notamment épousé ces valeurs en raison d’un complexe vis-à- vis d’une droite qui serait plus « gestionnaire ». Pourtant, Valéry-Giscard d’Estaing, l’icône économique de la droite libérale a mis en place un des emprunts les plus désastreux et irrationnel de toute l’histoire des finances publiques. Mais la gauche socialiste s’est faite plus royaliste que le roi en matière budgétaire, financière et monétaire. La culture de l’épargne, qui est en fait une culture du possédant en matière de patrimoine, imprègne notre imaginaire collectif en grande partie à cause de la financiarisation et de la place croissante que prend le crédit dans notre société. Par exemple, l’idée que l’État devrait être géré comme un ménage et un bon père de famille n’est autre que la vision projetée sur l’État par les investisseurs privés, qui se considèrent comme des actionnaires d’une entité publique qu’il faut garder sous contrôle.

Quand on s’intéresse à la généalogie de la dette, on constate que la crainte de la dette privée est très ancienne tandis que la peur de la dette publique est récente

Isabelle Guérin : Je rejoins Benjamin dans le sens où il y a une grosse erreur de transposition. On croit qu’il faut gérer les comptes d’un État comme on gère celui d’un ménage. La confusion est délibérément entretenue par ceux et celles qui ont intérêt à ce que la confusion se maintienne. Quand on s’intéresse à la généalogie de la dette, on constate que la crainte de la dette privée est très ancienne tandis que la peur de la dette publique est récente. Dès lors que l’on considère que la dette publique est identique à une dette privée, il y a un amalgame qui induit la même peur des deux dettes.

 Y-a-t-il une culture de la peur de la dette au sein de l’enseignement ?

Benjamin LemoineIl y a eu un glissement progressif de la perception de la dette et du rôle de l’État vis-à-vis de la finance, visible à travers les archives des cours que donnaient les directeurs du Trésor à leurs élèves de Sciences Politiques. Bien qu’il eût été fils de banquier, François-Bloch-Lainé, marqué par la guerre, enseignait que l’Etat était le maître des taux d’intérêt et légitime en matière de monnaie et de crédit. Cette perception enseignée disparaît au fur et à mesure que les rapports de force au sein de la société s’inversent. Aujourd’hui les manuels s’alignent sur une vision étriquée de l’État, laissant peu de place à cette représentation sociale conflictuelle entre financiers et bénéficiaires de dépense sociale et publique.

Isabelle Guérin : Depuis 15 ans, la conception de la dette publique comme « problème » est un discours néo-libéral très dominant dès le lycée. Or, c’est au lycée que se forge l’opinion publique. D’autant que le monopole de cette pensée économique existe dans les médias et entretient cette conception de la dette publique. L’idée d’une dette publique identique à celle d’un ménage est tellement ancrée dans les imaginaires qu’il faut, à mon sens, changer de terminologie.

 

Lisa Fégné