En 1993, le corps de Denise Descaves, principale d’un collège près de Troyes, dans l’Aube, était retrouvé sans vie. Au terme d’un improbable parcours judiciaire, ponctué de trois procès, c’est l’un de ses collègues, Pierre Dubois, qui a été condamné pour ce meurtre. Les membres de l’ancien comité de défense de ce dernier, 30 ans après les faits, n’en démordent pas : l’ancien enseignant n’a pas pu commettre cet acte. Patricia Bizzari, l’un de ses soutiens les plus actifs, lutte toujours pour faire connaître la vérité.
Texte Jean Berthelot de La Glétais
Publié le 30 septembre 2023
« Je vais vous dire pourquoi je me bats. Ce n’est pas parce que j’adore Pierre Dubois, nous avions seulement des rapports cordiaux. Je me bats parce que je hais l’injustice. Viscéralement. » Dans le canapé rouge du salon de sa petite maison de la banlieue de Troyes, Patricia Bizzari a du mal à rester assise. D’un père italien, elle tient peut-être cette manière d’agiter les mains ; de son parcours, elle garde un grondement, une résistance, une façon intime de ne pas se résigner, de ne jamais baisser les bras. Une rugosité d’apparence, aussi, qui masque mal la générosité qu’on devine, une carapace comme celle qu’elle a dû forger après des décennies passées à tenter d’enseigner à des adolescents que l’on désigne pudiquement comme étant en difficulté, ainsi qu’à des déficients intellectuels. C’est dans ce cadre, d’ailleurs, qu’elle fait la connaissance de Pierre Dubois, en 1987. Elle travaille depuis sept ans à la section d’éducation spécialisée (SES, qui deviendra SEGPA en 1996) du collège Pierre-Brossolette de La-Chapelle-Saint-Luc, en très proche banlieue de Troyes, dans l’Aube. Dans cette région déjà minée par la désindustrialisation, l’établissement est classé en Zone d’éducation prioritaire (ZEP), au sein d’un quartier lui-même catalogué Zone à urbaniser en priorité (ZUP) à sa création en 1963. Fils de gendarme né en 1942 à Digne, Pierre Dubois a grandi à Orange, est devenu instituteur puis psychologue scolaire. En 1981, il obtient le diplôme de directeur d’établissement spécialisé. Il prend aussitôt la tête de la SES d’un collège de Bar-sur-Aube, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Troyes. Avec les élèves, ses relations sont réputées excellentes, et l’implication de Pierre Dubois dans son travail comme dans le fonctionnement du foyer socio-éducatif de l’établissement lui vaut d’être bien noté. Les relations avec ses collègues, en revanche, sont médiocres, eux se plaignant de son manque de souplesse et lui de leur laxisme. Il quitte Bar-sur-Aube en 1987, pour rejoindre donc la SES du collège Pierre-Brossolette.
« Un monsieur très vieille France »
« Nous avions entendu parler des problèmes rencontrés avec ses anciens collègues, donc je dois dire que nous l’attendions de pied ferme », reconnait Patricia Bizzari, elle-même en poste dans la section. « Et nous avons vu arriver un monsieur particulier, très “vieille France”, toujours en pantalon de flanelle, blazer, cravate, particulièrement à cheval sur les horaires, puisqu’il faisait immanquablement l’appel à 8 h 01 et 14 h 01. Et alors ? Il n’y a là rien de critiquable, à mes yeux. La seule chose qui ait vraiment changé, à son arrivée, c’est qu’il nous a demandé de ne plus fumer dans la salle des professeurs, car il souffrait d’asthme, ce dont il ne se plaignait jamais mais que nous avions deviné en voyant sa “ventilette” dans sa poche. Mais très vite, on a tous eu le sentiment que c’était un type bien, excellent pédagogue, apprécié des enfants dont il s’occupait. Avec eux, il avait le “truc”, il savait les remettre sur les rails et il y avait un grand respect mutuel. En somme, Pierre Dubois était à la fois un bon directeur et un bon collègue », assure l’ancienne enseignante, partie à la retraite en 2011. Calme, pondéré, l’homme est aussi présent et investi dans son travail qu’effacé en dehors, avec ses collègues en tout cas. De sa vie privée, ceux-ci ne connaissent que très peu de choses, alors même que l’ancien psychologue scolaire possède un logement de fonction tout proche du collège. Il a une femme, deux enfants, et c’est à peu près tout ce qui se sait. Car Pierre Dubois est tout en réserve, et il évite notamment les « pots » organisés régulièrement par les autres enseignants, soucieux de maintenir une certaine distance. Cette attitude n’est pas du goût de tout le monde, mais chacun s’en accommode plus ou moins. Jusqu’en septembre 1990, et à l’arrivée de la nouvelle principale, venue de Nogent-sur-Seine, toujours dans l’Aube. Elle s’appelle Denise Descaves ; mère de trois filles, cette grande femme brune de 55 ans était auparavant professeure d’éducation physique. Elle a d’ailleurs eu comme élève, une vingtaine d’années plus tôt, une Patricia Bizzari qui en garde un souvenir ému. « En cette rentrée 1990, je venais d’être mutée au GRETA de Troyes, à la formation pour adultes, donc. Mais j’ai tenu à être présente avec mes collègues lors de la réunion de prérentrée, pour pouvoir saluer Denise Descaves. J’avais gardé pour elle une profonde affection. C’était quelqu’un de bien. Je me souviendrai toujours de son sourire magnifique lorsqu’elle m’a revue lors de cette réunion, elle semblait sincèrement heureuse de me trouver là », se souvient Patricia Bizzari.
Désaccord budgétaire
Entre la nouvelle principale et Pierre Dubois, en revanche, les relations sont fraîches, voire glaciales. Elles se dégradent au fil des mois, sur fond de désaccord budgétaire : Denise Descaves souhaite récupérer une partie des crédits dévolus à la SES, via la taxe d’apprentissage, pour les affecter à la rénovation de l’une des salles du collège. Pierre Dubois refuse, et tous deux s’opposent fortement sur ce sujet, entraînant de fortes tensions dans l’équipe pédagogique. C’est dans ce contexte que survient le drame, le mercredi 21 avril 1993. En pleines vacances scolaires de la zone B, le collège Pierre-Brossolette est vide d’élèves. Le personnel est assez peu nombreux ce matin-là : dix agents de service, trois maçons effectuant des travaux de réfection, Denise Descaves et sa secrétaire, qui disposent, ainsi que le principal adjoint, de bureaux attenants et communicant par une porte intérieure. À 12 h 05, la secrétaire part déjeuner, fermant la porte de son propre bureau. Denise Descaves, comme à son habitude, s’est enfermée dans le sien pour pouvoir travailler tranquillement. À 13 h 40, le concierge est surpris de constater que la porte du bureau de la principale est entrouverte. Il l’appelle, puis entre dans la pièce et constate aussitôt des traces de lutte. Dans le bureau contigu, celui de la secrétaire, il trouve le corps de Denise Descaves ; un coupe-papier est planté dans son abdomen, et le cordon du téléphone enserre sa gorge.
« Il y avait des tensions »
« J’étais en vacances chez des amis lorsque, le soir, j’ai vu “notre” collège au journal télévisé, la photo de Denise Descaves, c’était quelque chose de surréaliste, je ne parvenais pas à y croire », se souvient Patricia Bizzari. Bien que n’étant pas en poste, alors, à Brossolette, l’enseignante continue de suivre de près, via ses anciens collègues, un établissement où elle a travaillé de 1980 à 1990 et où elle reviendra en 1996 jusqu’à la fin de sa carrière, quinze ans plus tard. « Je savais donc qu’il y avait des tensions entre Denise Descaves et Pierre Dubois, mais de là à imaginer qu’il soit responsable de sa mort, il y avait un pas que j’ai eu beaucoup de mal à franchir ! » Patricia Bizzari doit pourtant, certes provisoirement, s’y résoudre : cinq jours plus tard, soit le 26 avril, les policiers placent le directeur de la SES et sa femme en garde à vue. Alors que sa fille est également entendue, Pierre Dubois passe aux aveux : c’est bien lui, assure-t-il, qui a tué la principale. « Là, je suis vraiment tombée de ma chaise. Mais s’il le disait, quelles raisons avais-je de douter ? Comme tout le monde, je l’ai alors pensé coupable », explique Patricia Bizzari. Tout le monde ? Pas tout à fait. Car les policiers, dès le départ, ont de sérieux doutes. D’abord parce que les aveux de Pierre Dubois ne collent pas avec la scène de crime ; le quinquagénaire assure avoir étranglé de ses mains la principale, alors qu’elle l’a été — semble-t-il — avec le cordon du téléphone. Il ne fait ensuite aucune allusion au coupe-papier, planté dans le ventre de la victime. Mais surtout, l’autopsie pratiquée sur le corps de Denise Descaves permet au légiste d’être formel : la mort n’a pu être donnée qu’entre 13 h 15 et 14 h. Or à ce moment-là, Pierre Dubois n’était plus dans son logement de fonction : il avait pris la route avec sa femme et sa fille, en direction de leur maison de campagne. Alors les enquêteurs ne sont pas vraiment surpris de voir, dès le lendemain, l’ancien psychologue scolaire se rétracter et revenir sur ses aveux. Dans ces conditions, et en accord avec le procureur, ils décident de relâcher Pierre Dubois et sa femme. D’autant que les charges étaient minces : aucun indice de la présence du directeur de la SES n’avait été relevé dans le bureau de la principale. Seule une feuille déchirée dans la poubelle du cagibi attenant avait, dans un premier temps, éveillé les soupçons des enquêteurs : un rapport de l’inspecteur d’académie très sévère envers Pierre Dubois. « Mais c’est un homme intelligent, vous pensez sincèrement qu’au lieu de faire disparaître ce rapport, il l’aurait déposé dans la première poubelle venue ? » Le 25 avril, la femme de ménage confirme : c’est elle qui, comme à son habitude, a vidé les corbeilles de chaque bureau dans la grande poubelle du cagibi. « Quant au fond du rapport en lui-même, franchement… De tous les collègues de la section, un seul n’a pas vu sa note baisser. Tous les autres ont été attaqués dans ce qui ressemblait beaucoup à l’expédition punitive d’un inspecteur qu’à une évaluation objective. On les châtiait pour avoir protesté contre la redistribution de la taxe d’apprentissage, c’est clairement mon sentiment. Du reste, quelques mois après les faits, tous ont vu leur note remonter sensiblement, preuve que la baisse collective n’était pas justifiée », assure Patricia Bizzari. Le rapport datait, de plus, de la fin de l’année scolaire précédente et avait été jeté quelques jours plus tôt par Pierre Dubois, qui avait fait le ménage dans ses vieux papiers. « Il ne présentait plus d’intérêt à ce moment-là, c’était presque de l’histoire ancienne », dira d’ailleurs en substance le principal adjoint aux enquêteurs, le 23 avril.
Un commissaire relance l’enquête
Un mobile flou, des aveux bancals et rapidement démentis, un alibi ; la libération de l’ancien instituteur était inéluctable ; elle lui permet de reprendre son poste dès la fin des vacances de Pâques. « Vous imaginez l’ambiance… Il y avait les pro et les anti-Dubois, et les deux clans ne se faisaient aucun cadeau », reprend celle qui est alors détachée au GRETA de Troyes. En concertation avec le nouveau principal du collège, Pierre Dubois choisit de se mettre en retrait quelques semaines, le temps — espère-t-il — que les choses se tassent.
Et elles vont, un moment, se tasser. Durant un peu plus de deux ans, l’enquête s’enlise. Jusqu’à ce qu’en septembre 1995, le commissaire principal Christian Wuilbaut, fraîchement nommé à Reims, ne décide de reprendre l’affaire en main. Avec, très vite, une conviction : c’est Pierre Dubois qui a tué Denise Descaves. Il fait intervenir un médecin légiste qui, ne se fondant que sur des photos et sur le rapport de son prédécesseur, établit que la mort de la principale s’est probablement produite entre 12 h 05 et 12 h 20, et non plus entre 13 h 15 et 14 h. Ce qui confirme l’impression laissée par une reconstitution menée un an plus tôt et qui change tout, puisque Pierre Dubois se retrouve alors sans alibi. Le légiste ajoute qu’il y a sans doute eu une strangulation à la main avant celle au cordon, ce qui rappelle les aveux de l’enseignant. Alors Christian Wuilbaut réinterroge le personnel du collège, dont certains membres diront plus tard s’être sentis mal à l’aise face à des questions « orientées ». Parmi eux, un jardinier, qui se souvient avoir vu Pierre Dubois non loin du bureau de la principale, vers midi. Tous ces éléments conduisent le commissaire principal à placer de nouveau le quinquagénaire en garde à vue : c’est chose faite le 16 janvier 1996. L’interrogatoire commence par la question la plus évidente : pourquoi a-t-il avoué trois ans plus tôt ? Pierre Dubois avance sa fatigue, et le désir surtout de voir les policiers relâcher sa femme et sa fille. « Franchement, on m’aurait demandé de dire que j’avais tué Kennedy, je l’aurais avoué aussi », confiera-t-il aussi sincèrement que maladroitement quelques années plus tard, au cours de l’un de ses procès. Ses réponses ne convainquent pas le commissaire Wuilbaut mais, comme convenu avec le juge chargé de l’affaire, Pierre Dubois est remis en liberté, faute d’aveu.
Le pantalon qui change tout
Mais en 1997, une autre magistrate est saisie, la juge Desaubliaux ; elle suit l’intuition du policier et fait écrouer Pierre Dubois, le 25 avril, à la prison de Châlons-sur-Marne. Elle fait analyser un pantalon de jogging saisi chez l’enseignant, qu’il aurait pu porter le jour du meurtre et sur lequel figure une tache de sang : l’expertise ne donne rien sur ce point, mais les fibres du vêtement sont compatibles avec certaines de celles relevées sur la veste de Denise Descaves. Une contre-expertise est ordonnée, mais une bourde du laboratoire l’empêche de donner des résultats probants. Qu’importe, la juge estime avoir suffisamment d’éléments pour envoyer Pierre Dubois devant la Cour d’assises de Troyes. Le 9 juin 2000, le procès s’ouvre. L’accusé est défendu par Maître Jean-Louis Pelletier, un ténor du barreau qui a notamment été l’avocat de Jacques Mesrine. « J’ai été très impressionnée, lors de ce procès, en voyant les anciens collègues de Pierre Dubois, ceux de Bar-sur-Aube, baver la haine. Ils sont venus décrire un homme qu’on ne connaissait pas, obséquieux, colérique », se souvient Patricia Bizzari. « Nous avons tenté de dresser un portrait plus conforme à ce que nous pensions de lui, mais nous avons eu le sentiment de ne pas être entendus. »
Pointant les incohérences du dossier, Maître Pelletier livre une plaidoirie qui fait forte impression, évoquant aussi d’autres pistes qui, étrangement, n’ont pas été suivies jusqu’au bout. Parmi celles-ci, la présence dans la main de la victime d’un long cheveu blond, qui n’a non seulement pas été analysé mais a même été détruit. L’avocat parle, surtout, de « l’hypothèse Karim ».
Les confidences de Miki
Tout part des confidences, quelques années plus tôt, d’un dénommé Miki : quelques heures après le meurtre de Denise Descaves, sa compagne aurait débarqué chez lui, en pleurs. Karim, le demi-frère de celle-ci, lui aurait dit avoir « zigouillé une bonne femme ». La confidence est confirmée par Karim à ce même Miki trois mois plus tard, alors que les deux hommes partagent une même cellule, emprisonnés pour d’autres délits. « Je ne voulais pas la tuer, la femme du collège », aurait-il assuré. Avant d’expliquer être passé dans l’établissement, avec un comparse, pour récupérer du haschich qu’ils y avaient caché. Ils auraient alors été surpris par la principale, qui les aurait conduits dans son bureau avant d’appeler la police. Paniqués, Karim et son complice auraient porté un coup de « truc à lettres » dans le ventre de la quinquagénaire. La piste n’est pas nouvelle ; elle a même conduit, en novembre 1993, à la mise en détention provisoire de Karim. Mais, faute de preuves et d’aveux, le toxicomane avait été rapidement relâché.
En pointant les incohérences de certains témoignages, les expertises ADN n’indiquant pas la présence de Pierre Dubois au moment du meurtre, la faiblesse des charges, le « vide » du dossier, en exhumant des pistes peut-être insuffisamment explorées, Maître Pelletier a, de l’avis général, paru très convaincant. Et ce même si le commissaire Wuilbaut, appelé à plusieurs reprises à « éclairer » certains points du dossier, a pu à chaque fois marteler sa conviction de la culpabilité de Pierre Dubois. « Observateurs, journalistes, tout le monde s’attendait à ce qu’il soit acquitté », se souvient Patricia Bizzari. « Quand on sait que le doute doit bénéficier à l’accusé, on était confiants car il n’y avait pas un doute, mais de multiples doutes ».
Le verdict tombe le 16 juin 2000 : 20 ans de prison, soit deux de plus que les réquisitions de l’avocat général. L’attitude de Pierre Dubois a sans doute beaucoup pesé dans l’esprit des jurés. Parfois hautain, agressif à l’occasion, rigide, l’enseignant est aussi desservi par sa remise en cause systématique de la bonne foi des témoins à charge. « Il s’est toujours mal défendu, c’est certain », regrette Patricia Bizzari. « Mais franchement, comment réagirait-on si l’on était accusé à tort par des gens que l’on croyait connaître ? Qui ne se mettrait pas en colère ? »
Procédure d’appel inédite
Révoltée par le verdict, Patricia Bizzari participe à la création d’un comité de défense de son ancien collègue, qui ne sera dissous qu’en 2010. Elle s’apprête alors à l’accompagner dans la suite de son parcours judiciaire. Car dans son malheur, Pierre Dubois a presque de la chance. Le 15 juin 2000, soit la veille de l’issue de son procès, une loi est adoptée qui permet de faire appel des verdicts de Cour d’assises. Il devient donc le premier Français à bénéficier de cette disposition, et part pour un deuxième procès.
Celui-ci s’ouvre à Paris, le 15 février 2002, le jour même de l’anniversaire des 60 ans de Pierre Dubois. Cette fois, Maître Pelletier insiste sur la personnalité de l’accusé, et fait citer une douzaine de témoins qui, tous, décrivent un homme maître de ses nerfs, posé, à mille lieues des récits de ses anciens collègues de Bar-sur-Aube. La défense est surtout décidée à aller jusqu’au bout de la piste de la drogue. Elle révèle que Denise Descaves enquêtait seule sur un trafic dans son collège. Deux éducateurs d’un foyer voisin, qu’elle avait informés de ses investigations, l’avaient même mise en garde contre les risques qu’elle prenait dans ce cadre. Ils le confirment à la barre, s’étonnant de ne pas avoir été convoqués au premier procès, et en sortent avec le sentiment de ne pas avoir réellement été écoutés et compris. Cette piste prend pourtant d’autant plus d’épaisseur que tous deux affirment aussi que les preuves relevées jusque là par la principale figuraient dans un classeur qui n’a jamais été retrouvé. Plus important encore, Patricia Bizzari tombe par hasard, deux jours avant le procès, sur une ancienne élève qui lui confirme que son frère, Frédéric lui a confié savoir que le coupable « n’est pas le monsieur accusé, mais un jeune de La Chapelle-Saint-Luc. Et mon frère sait qui c’est », ajoute-t-elle. Simple commérage de quartier ? Pas vraiment ! Car le Frédéric en question est sensé, d’après l’enquête, avoir été le jour du meurtre en compagnie de… Karim. Mais là encore, la piste fait long feu : Frédéric ne souhaite pas venir témoigner et le tribunal ne l’y contraint pas. Karim, lui, est introuvable. « Fin de l’histoire, on a refermé le dossier comme s’il était insignifiant », déplore Patricia Bizzari. Le 2 mars 2002, la cour d’appel rend son verdict : Pierre Dubois est coupable, encore, et écope de 15 ans de réclusion criminelle. « Cela aussi, c’est étonnant. Soit il l’a fait, et la vie d’une femme vaut bien plus que cela, soit il ne l’a pas fait et il est acquitté », s’indigne l’enseignante.
Mais l’étonnant parcours judiciaire du père de famille ne s’arrête pas là ; le 27 février 2003, la Cour de cassation décide de le renvoyer devant les assises ! Il y aura donc un troisième procès Dubois, qui se tiendra à Orléans en octobre de la même année.
Un troisième procès !
Cette fois, Maître Pelletier laisse la place à Maître Stéphanie Le Roy. La jeune avocate sait qu’elle aura fort à faire, deux jurys ayant déjà condamné son client. Avec le comité de défense, qui multiplie en parallèle les demandes de grâce sans être entendu, elle engage un détective qui reprend tout depuis le début. Très vite, ce dernier s’intéresse à un ancien collègue de Denise Descaves, avec qui elle a travaillé à Nogent-sur-Seine avant d’arriver à Pierre-Brossolette. Ses très mauvaises relations avec cet homme réputé violent, qui finira d’ailleurs par être interné, l’avaient inquiétée au point de prévenir sa famille d’un risque potentiel d’agression. Or quelques jours avant sa mort, la principale avait vu un ballon venir cogner la vitre de son bureau. Passant la tête à la fenêtre, elle avait reconnu cet ancien collègue. Le détective apporte par ailleurs la preuve que Karim a très bien pu faire l’aller-retour entre le lieu où il faisait un stage et le collège, à l’heure supposée du meurtre, détruisant ainsi l’alibi du jeune toxicomane. L’avocate fait aussi témoigner Miki, qui arrive menotté à la barre et confirme que Karim lui a bel et bien avoué avoir tué Denise Descaves. Entendue sur son lieu de travail, la sœur de Frédéric répète dans sa déposition ce qu’elle avait fait savoir au deuxième procès. « J’ai également entendu un expert dire que les fameuses fibres du jogging pouvaient très bien provenir d’un pantalon analogue à celui de Pierre Dubois. Or ce pantalon, on le trouvait au magasin bon marché du coin, et tout le monde pouvait donc se le procurer très facilement », se souvient Patricia Bizzari.
Mais là encore, Pierre Dubois se défend mal. Là encore, ses manières sa manie de noter au centime près toutes ses dépenses, sa vie privée presque secrète, en somme sa personnalité, pèsent lourdement dans la balance de la Justice. Et là encore, en dépit de tous les éléments à décharge, des pistes insuffisamment exploitées, il est une nouvelle fois condamné. Il écope de 18 ans, soit une peine à mi-chemin entre les deux premiers verdicts.
Encore un espoir
Malgré la mobilisation sans faille de son comité de défense et de sa sœur Madeleine, Pierre Dubois n’est élargi que le 28 septembre 2009, après plus de douze ans derrière les barreaux. « Il a retrouvé sa maison, son jardin, et repris la vie qu’il menait, chichement, mais en étant bien intégré à sa commune. Évidemment, toute sa famille a souffert de cette affaire, et sa fille en particulier, je crois. À sa sortie, il m’a écrit une très belle lettre, comme à tous ceux qui l’avaient soutenu. Nous ne nous sommes jamais revus. Il m’a remerciée et cela me suffit. Ce n’est pas un ami, c’est quelqu’un que je sais innocent mais qui a eu le malheur de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. C’est vrai qu’il était atypique, ringard, comme l’on dirait aujourd’hui, pourquoi pas, mais ça ne fait pas de lui un coupable ! Il voudrait qu’on cesse le combat, il a tourné la page et je le comprends. Mais de mon côté, tant qu’il y aura une possibilité de ranimer une piste, de retrouver Karim et de l’amener à parler, peut-être, je ne cesserai pas d’y croire. La justice s’est trompée trois fois de suite, et cette idée m’est insupportable », conclut Patricia Bizzari. Sur son canapé rouge, l’ancienne enseignante cesse enfin d’agiter les bras, le temps de la photo. Mais, comme un symbole, elle ne les baissera jamais. Question de principe.